Quel est le moment approprié pour la prière du matin selon les hanafites ?

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Question : J’ai appris que, selon les savants hanafites, il est préférable de retarder un peu l’accomplissement de la prière du matin (soubh) et d’attendre qu’il fasse un peu clair pour le faire. Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ?

 

Réponse : Il y a effectivement une divergence entre les savants musulmans à ce sujet.

La majorité des oulémas (les châféïtes, hambalites et mâlékites) sont d’avis qu’il est préférable (afdhal) d’accomplir la prière du matin au début de son heure (c’est-à-dire après le soubh ous sâdiq), alors que l’obscurité de la nuit est encore bien présente (taghlîss). Le Hadith suivant constitue un de leurs principaux arguments :

عَنْ عَائِشَةَ قَالَتْ إِنْ كَانَ رَسُولُ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ لَيُصَلِّي الصُّبْحَ فَيَنْصَرِفُ النِّسَاءُ قَالَ الْأَنْصَارِيُّ فَيَمُرُّ النِّسَاءُ مُتَلَفِّفَاتٍ بِمُرُوطِهِنَّ مَا يُعْرَفْنَ مِنْ الْغَلَسِ و قَالَ قُتَيْبَةُ مُتَلَفِّعَاتٍ

Aïcha (radhia Allâhou anhâ) dit : Le Messager de Dieu (sallallâhou alayhi wa sallam) accomplissait la prière du matin; les femmes repartaient alors (après la prière) – Al Ansâri (un des narrateurs) dit – et passaient, enveloppées dans leurs châles (et leurs foulards), sans qu’on puisse les reconnaître en raison de l’obscurité. (Hadith authentique, cité dans les Sahîh de Boukhâri et Mouslim)

 

L’Imâm Abou Hanîfah (rahimahoullâh) et les savants qui se rattachent à son approche juridique ne partagent pas cette opinion. Selon eux, il est préférable pour les hommes de retarder un peu l’accomplissement de la prière du matin [1] et d’attendre ainsi que la clarté du jour naissant se soit suffisamment répandue (isfâr) pour que les choses situées autour de soi deviennent visibles. [2] Cet avis repose notamment sur le Hadith suivant :

عَنْ رَافِعِ بْنِ خَدِيجٍ قَالَ سَمِعْتُ رَسُولَ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ يَقُولُ أَسْفِرُوا بِالْفَجْرِ فَإِنَّهُ أَعْظَمُ لِلْأَجْرِ

 Râfi’ ibnou Khadidj (radhia Allâhou anhou) rapporte que le Messager d’Allah (sallallâhou alayhi wa sallam) a dit : « (Accomplissez la salât oul) fadjr dans la clarté (du petit jour) car cela est plus méritoire. » (Mousnad Ahmad – Hadith authentique)

Il est à noter que, dans une des versions de cette même Tradition, les termes employés par Râfi’ (radhia Allâhou anhou) sont les suivants :

أَسْفِرْ بِصَلاَة ِالصُّبْحِ حَتىَّ يَرَى الْقَوْمُ مَوَاقِعَ نَبْلِهِم

« Accomplis la prière du matin lorsqu’il fait suffisamment clair pour que les gens puissent voir l’endroit où retombe leur flèche. » (Mousnad At Tayâlisi – Validé dans « Âthâr ous Sounan » et « Irwâ oul Ghalîl »)[3]

Les oulémas hanafites ont privilégié le règlement évoqué dans ce Hadith (dont le sens est confirmé par plusieurs autres Traditions) essentiellement pour deux raisons :

  • sa prise en compte facilite la pratique suivante encouragée par le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) [4] :

عَنْ أَنَسِ بْنِ مَالِكٍ قَالَ قَالَ رَسُولُ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ مَنْ صَلَّى الْغَدَاةَ فِي جَمَاعَةٍ ثُمَّ قَعَدَ يَذْكُرُ اللَّهَ حَتَّى تَطْلُعَ الشَّمْسُ ثُمَّ صَلَّى رَكْعَتَيْنِ كَانَتْ لَهُ كَأَجْرِ حَجَّةٍ وَعُمْرَةٍ قَالَ قَالَ رَسُولُ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ تَامَّةٍ تَامَّةٍ تَامَّةٍ

Anas Ibnou Mâlik (radhia Allâhou anhou) rapporte que le Messager d’Allah (sallallâhou alayhi wa sallam) a dit : « Celui qui prie la salât du matin en groupe puis reste assis, occupé dans le dhikroulllâh (pensée de Dieu), jusqu’à ce que le soleil se lève, puis accomplit deux rak’âtes (de prière) obtient la récompense d’un hadj et d’une ‘oumrah. » Il (Anas) (radhia Allâhou anhou) dit : Le Messager d’Allah (sallallâhou alayhi wa sallam) (a ajouté) : « (La récompense obtenue est) complète… complète… complète… » (Sounan out Tirmidhi – Hadith Hassan selon Al Albâni)

 

  • sa prise en compte contribue à ce que le plus grand nombre de personnes possible puisse se joindre à la prière en groupe à la mosquée. [5] Et il existe des références qui indiquent clairement la légitimité d’agir afin que la djamâ’ah pour la salât en groupe soit la plus importante. C’est le cas du Hadith suivant :

كاَنَ يَخْرُجُ بَعْدَ النِّدَاءِ إِلَى المَْسْجِدِ فِإذَا رَأىَ أَهْلَ المَْسْجِدِ قَلِيْلاً جَلَسَ حَتَّى يَرَى مِنْهُمْ جَمَاعَةً ثُمَّ يُصَلِّيْ وَكاَنَ إِذَا خَرَجَ فَرَأى جمََاعَةً أَقاَمَ الصَّلاَةَ

Il (le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam)) sortait après l’adhân vers la mosquée. S’il voyait que les gens qui s’y trouvaient étaient peu nombreux, il s’asseyait jusqu’à ce qu’il constatait (la formation) d’un (bon) groupe. Puis il priait. Et lorsqu’il sortait et trouvait (dans la mosquée) un groupe (suffisamment nombreux), il accomplissait la salât (tout de suite). (Sounan oul Bayhaqui – Validé par Ibnou Hadjar (rahimahoullâh) et Al Albâni (rahimahoullâh)) [6]

 

Les oulémas hanafites énoncent néanmoins deux exceptions à cette règle :

  • la première concerne les femmes (qui, selon le madh-hab hanafite, ne se rendent pas à la mosquée pour prier en groupe).[7] Pour elles, il est mieux d’accomplir la salât oul fadjr plus tôt, alors que l’obscurité de la nuit est encore bien présente (taghlîss), et ce, en raison des vertus (énoncées de façon générale et sans restriction), pour la musulmane, de faire la salât dans un cadre qui soit le plus discret possible. En témoigne le Hadith suivant [8] :

عَنْ عَبْدِ اللَّهِ عَنْ النَّبِيِّ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ قَالَ صَلَاةُ الْمَرْأَةِ فِي بَيْتِهَا أَفْضَلُ مِنْ صَلَاتِهَا فِي حُجْرَتِهَا وَصَلَاتُهَا فِي مَخْدَعِهَا أَفْضَلُ مِنْ صَلَاتِهَا فِي بَيْتِهَا

Abdoullâh (radhia Allâhou anhou) rapporte du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) les propos suivants : « La prière de la femme (faite) dans sa chambre (bayt) est meilleure que celle (qu’elle accomplit) dans l’antichambre (de sa maison -houdjrah); et sa salât (faite) dans son alcôve (ou le réduit de sa maison – moukhda’) est meilleure que celle (accomplie) dans sa chambre. » (Sounan Abou Dâoûd – Authentifié par Al Albâni)

 

  • la seconde exception concerne les houdjâdj (ceux qui sont en train de faire le pèlerinage) le matin du 10ème Dhoul Hidjjah. En ce jour, ils accomplissent en effet la prière d’al fadjr dès le début de son heure, et ce, conformément à la pratique rapportée du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam). Abdoullâh Ibnou Mas’oûd (radhia Allâhou anhou) raconte :

مَا رَأَيْتُ النَّبِيَّ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ صَلَّى صَلَاةً بِغَيْرِ مِيقَاتِهَا إِلَّا صَلَاتَيْنِ جَمَعَ بَيْنَ الْمَغْرِبِ وَالْعِشَاءِ وَصَلَّى الْفَجْرَ قَبْلَ مِيقَاتِهَا

« Je n’ai jamais vu le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) accomplir une salât en dehors de son heure, si ce n’est en deux fois : Il a combiné (les salât) al maghrib et al ‘ichâ (et les accomplies toutes les deux à l’heure de la seconde d’entre elles, la nuit du 10ème dhoul hiddjah) et (,le lendemain matin,) il a prié al fadjr avant son heure (habituelle). »[9] (Sahîh Boukhâri et Mouslim)

L’accomplissement de la salât oul fadjr de bonne heure (bighalassin) en ce jour permet aux pèlerins de disposer d’un plus long laps de temps pour s’acquitter d’un des devoirs (wâdjib) du hadj, en l’occurrence le wouqoûf (halte) dans la plaine de Mouzdalifah après la prière du matin.[10]

 

En ce qui concerne le Hadith de Aïcha (radhia Allâhou anhâ) cité plus haut (et qui fonde l’avis de la majorité des savants), deux grandes hypothèses ont été avancées par les hanafites pour tenter d’éloigner son apparente contradiction avec la Tradition rapportée par Râfi’ (radhia Allâhou anhou):

  1. Il semblerait que, dans le propos initial de Aïcha (radhia Allâhou anhâ), il n’ait pas du tout été question de l’obscurité. Cette mention a été ajoutée par la suite par un des narrateurs du Hadith, comme semble l’indiquer les indices suivants :
  • l’énoncé de ce même Hadith rapporté dans les Sounan Ibnou Mâdjah (et authentifié par Al Albâni) se présente ainsi :

عَنْ عَائِشَةَ قَالَتْ كُنَّ نِسَاءُ الْمُؤْمِنَاتِ يُصَلِّينَ مَعَ النَّبِيِّ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ صَلَاةَ الصُّبْحِ ثُمَّ يَرْجِعْنَ إِلَى أَهْلِهِنَّ فَلَا يَعْرِفُهُنَّ أَحَدٌ تَعْنِي مِنْ الْغَلَسِ

Aïcha (radhia Allâhou anhâ) dit : « Nous, les croyantes, accomplissions la salât du matin avec le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam). Puis elles repartaient chez elles sans que personne ne puisse les reconnaître. »elle veut dire en raison de l’obscurité.

On constate bien ici que la précision finale vient d’un des rapporteurs du Hadith et non de Aïcha (radhia Allâhou ‘anhâ).

 

  • l’Imâm Boukhâri (rahimahoullâh), l’Imâm Mouslim (rahimahoullâh) et l’Imâm Tahâwi (rahimahoullâh) (entre autres) rapportent une autre version de ce même Hadith dans laquelle on ne trouve aucune mention de l’obscurité :

عَائِشَةَ قَالَتْ لَقَدْ كَانَ رَسُولُ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ يُصَلِّي الْفَجْرَ فَيَشْهَدُ مَعَهُ نِسَاءٌ مِنْ الْمُؤْمِنَاتِ مُتَلَفِّعَاتٍ فِي مُرُوطِهِنَّ ثُمَّ يَرْجِعْنَ إِلَى بُيُوتِهِنَّ مَا يَعْرِفُهُنَّ أَحَدٌ

Si les propos mentionnés émanent bien d’un des rapporteurs du Hadith, les oulémas hanafites soulignent qu’il ne s’agit alors que d’une simple supposition de sa part, que cela n’engage que lui et ne constitue pas un argument valide de façon absolue. En effet, il est tout à fait possible que les femmes qui rentraient chez elles après la prière du matin ne pouvaient être reconnues non pas en raison de l’obscurité mais parce qu’elles étaient enveloppées dans leurs châles et leurs foulards. [11]

 

  1. Dans le cas où on admet que la précision concernant l’obscurité vient bien de Aïcha (radhia Allâhou anhâ), il est tout à fait possible qu’elle ait ainsi décrit la situation à l’intérieur de la masdjid du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam), qui était une mosquée dont le toit était très bas… Dans ces conditions, il est tout à fait concevable que la clarté du jour naissant (isfâr) n’entrait que tardivement dans la masdjid, du moins bien après qu’elle se soit répandue à l’extérieur. [12]

 

Châh Walioullâh (rahimahoullâh) (illustre savant hanafite indien) présente pour sa part une autre hypothèse pour tenter de concilier les différents Ahâdîth traitant de la question : selon lui, c’est bien l’accomplissement quelque peu retardée (isfâr) de la salât oul fadjr qui est en principe préférable, suivant ce qui est rapporté du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) par Râfi’ (radhia Allâhou anhou).

Néanmoins, il est avéré que le Messager d’Allah (sallallâhou alayhi wa sallam) a très souvent fait cette prière très tôt (ghalass). Mais ce qui l’a poussé à agir de cette façon, c’est probablement le fait que la quasi-totalité des Compagnons (radhia Allâhou anhoum) avaient l’habitude de se réveiller à la fin de la nuit et d’accomplir le qiyâm oul layl, ce qui fait qu’ils (radhia Allâhou anhoum) se réunissaient depuis tôt dans la mosquée pour la prière du matin.

Châh Walioullâh (rahimahoullâh) affirme donc que, dans le cas où les musulmans d’une localité et d’une région adoptent la même attitude que les Compagnons (radhia Allâhou anhoum) et se réunissent en grand nombre dans la mosquée rapidement après le soubh ous sâdiq, il est effectivement préférable d’accomplir al fadjr le plus tôt (ghalass). Mais si ce n’est pas le cas, c’est-à-dire que les musulmans ne se présentent pas à la mosquée très tôt le matin, le mieux est bel et bien d’accomplir la salât oul fadjr au moment de l’isfâr. [13]

 

Wa Allâhou A’lam !


[1] Des références hanafites précisent qu’il est convenable de débuter la salât à un moment tel que, après avoir accompli celle-ci en y récitant correctement (à une allure modérée) une cinquantaine de versets du Qour’aane, il reste encore suffisamment de temps pour renouveler la purification rituelle et répéter la prière de la même façon (c’est-à-dire conformément à la sounnah) si jamais le besoin se présente. « Al Loubâb » – Volume 1 / Page 20, « Massâïl é Namâz » – Page 41 et « I’lâ ous Sounan » – Volume 2 / Page 512.

Il est à noter que, sur cette question, on attribue à l’Imâm Mouhammad Ach Chaybâni (rahimahoullâh) (élève de Abou Hanîfah (rahimahoullâh)) une seconde opinion : suivant celle-ci, l’attitude préférable concernant la prière du matin consiste à la débuter bien tôt, dans l’obscurité (bighalassin), et d’y faire une longue récitation du Qour’aane de sorte à pouvoir la compléter alors que la clarté de l’aube se doit bien diffusé (isfâr). C’est cet avis qui a la préférence de l’Imâm At Tahâwi (rahimahoullâh). « Dars Tirmidhi » – Volume 1 / Page 402. Tel est également l’avis de Ibn al Qayyim (rahimahoullâh) exposé dans son « A’lâm al Mouwaqui’în » :

إنما المراد به الإسفار بها دواماً لا ابتداءً ، فيدخل فيها مغلساً ويخرج منها مسفراً ، كما كان يفعله صلى الله عليه وسلم ، فقوله موافقٌ لفعله لا مناقضٌ له ، وكيف يظن به المواظبة على فعل ما الأجرُ الأعظمُ في خلافه

Selon lui, c’est de cette façon que se fait la conciliation entre les deux Ahâdîth cités.

[2] Il ne s’agit bien évidemment pas de retarder excessivement la prière du matin à un point tel que son accomplissement se fasse à un moment déconseillé (makroûh) selon l’avis des oulémas des autres madhâhib. « I’lâ ous Sounan » – Volume 2 / Page 512

[3] « Irwâoul Ghalîl » – Volume 1 / Page 284 et « I’lâ ous Sounan » – Volume 2 / Page 507

[4] « Al Mabsoût » – Volume 1 / Page 141

[5] « Al Mabsoût » – Volume 1 / Page 141, « Badâï ous Sanâï' » – Volume 1 / Page 322

[6] « As Silsilat ous Sahîhah » et « Fath oul Bâriy » – Volume 2 / Page 110

[7] « Al Loubâb » – Volume 1 / Page 20

[8] « ‘Awn oul Ma’boûd » – Volume 2 / Page 195, « Faydh oul Qadîr » – Volume 4 / Page 222

[9] Les savants musulmans s’accordent pour affirmer que le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) n’a jamais prié la salât oul fadjr avant le soubh ous sâdiq. En considérant cette réalité, on ne peut que conclure que Abdoullâh Ibnou Mas’oûd (radhia Allâhou anhou) a mentionné dans ce Hadith un accomplissement de la prière du matin non pas avant son heure prescrite mais bien avant son heure habituelle. Il est à noter que ces propos de Ibnou Mas’oûd (radhia Allâhou anhou) constituent un argument de plus pour soutenir la préférence des oulémas hanafites sur la question évoquée.

[10] « Al Mabsoût » – Volume 4 / Page 460

[11] « Dars Tirmidhi » – Volume 1 / Pages 402 et 403

[12] « I’lâ ous Sounan » – Volume 2 / Page 508

[13] « Dars Tirmidhi » – Volume 1 / Page 406; les écrits de As Sarakhsiy (rahimahoullâh) vont dans le même sens