Puis-je contracter un emprunt à intérêts pour m’acheter une maison ?…
Question: Est-il permis à un musulman qui vit en France de contracter un emprunt à intérêts pour acquérir une maison qui lui servira d’habitation principale ? J’ai entendu dire que des savants ont autorisé cela… Est-ce vrai ?
Éléments de réponse:
A- Selon la grande majorité des savants (toutes écoles confondues), les emprunts bancaires avec intérêts sont strictement interdits, et ce, en vertu des versets du Qour’aane et Hadiths qui condamnent très sévèrement le « ribâ » (terme qui désigne la plupart du temps les intérêts et l’usure), dont les suivants:
« Ceux qui mangent [pratiquent] le ribâ ne se tiennent (au jour du Jugement dernier) que comme se tient celui que le toucher de Satan a bouleversé. Cela, parce qu’ils disent : « Le commerce est tout à fait comme l’intérêt (al ribâ) » Alors qu’Allah a rendu licite le commerce, et illicite l’intérêt (al ribâ). Celui, donc, qui cesse dès que lui est venue une exhortation de son Seigneur, peut conserver ce qu’il a acquis auparavant; et son affaire dépend d’Allah. Mais quiconque récidive… alors les voilà, les gens du Feu ! Ils y demeureront éternellement.
Allah anéantit l’intérêt usuraire et fait fructifier les aumônes. Et Allah n’aime pas le mécréant pécheur.
Ceux qui ont la foi, ont fait de bonnes oeuvres, accompli la Salat et acquitté la Zakat, auront certes leur récompense auprès de leur Seigneur. Pas de crainte pour eux, et ils ne seront point affligés.
Ô les croyants ! Craignez Allah; et renoncez au reliquat de l’intérêt, si vous êtes croyants.
Et si vous ne le faites pas, alors recevez l’annonce d’une guerre de la part d’Allah et de Son messager. Et si vous vous repentez, vous aurez vos capitaux (de départ). Vous ne léserez personne, et vous ne serez point lésés. »
(Sourate 2 / Versets 275 à 279)
Aboû Hourayra (radhia Allâhou anhou), rapporte que le Prophète (sallallâhou alayhi wa sallam) a dit: « Evitez les sept (péchés) destructeurs ! » – « Quels sont-ils, Ô Envoyé d’Allah? », lui demanda-t-on. – « Ce sont, répondit-il: le polythéisme, la magie, le meurtre qu’Allah a interdit sauf à bon droit, l’usurpation des biens de l’orphelin, le fait de « manger » de l’intérêt (akl oul ribâ), la fuite du front au jour du djihad et la fausse accusation (de fornication) des femmes vertueuses, chastes et croyantes. » (Mouslim)
B- Certains savants (parmi les savants contemporains, cette opinion a été adoptée notamment par Cheikh Qaradâwi; son avis a d’ailleurs été retenu par la Commission Européenne de l’Iftâ qu’il préside, lors de sa session d’Octobre 1999)) autorisent exceptionnellement au musulman qui vit dans un pays non musulman le recours à un emprunt à intérêts lorsque celui-ci est pour lui le seul et unique moyen d’obtenir une somme d’argent suffisante pour répondre à une nécessité vitale(« dharoûrah »- dont la non prise en compte fait peser un risque sur la vie de l’individu) ou à un besoin réel (« hâdjah »- dont la non prise en considération a pour conséquence de créer une gêne difficile à supporter; il est à noter que ibnou noudjaïm al misri (rahimahoullâh), l’illustre savant hanafite, a également cité dans un de ses ouvrages un avis autorisant à celui qui est confronté à un besoin réel d’avoir recours à un emprunt à intérêts (voir « al achbâh wan nadhâïr » – Page 100), et ce, dans la limite de la nécessité ou du besoin (« adh dharourah toutaqaddarou biqadridh dharoûrah »)…
C’est suivant cette approche que les savants cités autorisent au musulman qui vit en terre non musulmane d’avoir recours à un emprunt à intérêts pour acquérir un logement décent, et ce, sous deux conditions:
– Il ne dispose d’aucun autre moyen licite pour satisfaire ce besoin.
– Le logement qu’il va acheter lui servira d’habitation principale.
Leur avis à ce sujet repose sur deux arguments:
B.1/
a) La nécessité vitale (adh dharoûrah) fait loi et elle permet de lever certaines interdictions: Les juristes musulmans sont unanimes à ce sujet.
b) Un besoin réel (hâdjah) peut, lorsqu’il se généralise, atteindre le statut de la nécessité vitale (« al hâdjah tounzalou manzilatidh dharoûrah idhâ ‘âmat ») et permettre également la levée temporaire d’une interdiction.
c) Le fait d’être propriétaire de son logement pour un musulman qui vit en terre non musulmane constitue justement un besoin réel de nos jours, essentiellement pour les raisons suivantes:– l’accession à la propriété est le moyen pour lui de se mettre à l’abri du risque de se retrouver un jour à la rue avec sa famille (s’il est, pour une raison ou une autre, expulsé du logement qu’il loue par exemple; ou encore, s’il n’est plus en mesure de payer son loyer suite à une baisse conséquente de ses revenus (perte d’emploi…));
– dans le cas où plusieurs musulmans feraient l’acquisition d’un logement dans un même quartier (autour d’une mosquée ou d’un centre islamique par exemple), celui-ci pourrait devenir un espace propice pour le développement d’activités religieuses et le renforcement des liens de fraternité entre eux;
– l’acquisition progressive de logements par de plus en plus de musulmans peut également contribuer à l’élévation du niveau de vie de la minorité qu’ils représentent: A long terme, cette démarche pourrait aider la communauté musulmane à se libérer de certaines contraintes économiques auxquelles elle est confrontée et, lui permettre ainsi de disposer de plus de moyens pour apporter une contribution positive à l’amélioration de la société entière;C’est en considérant ces trois points que les savants cités sont arrivés à la conclusion mentionnée précédemment, et ce d’autant plus que, selon certains oulémas, la prohibition de l’emprunt à intérêts est motivée uniquement par le principe du « sadd oudh dharaï' » (pour des détails concernant le sens de cette expression, cliquez ici ), en ce sens qu’il implique forcément un prêt à intérêt (qui est l’acte visé directement par l’interdiction du « ribâ »).
B.2/ D’illustres savants (selon le rapport de Al Qaradâwi, cet avis était celui de Soufyân Ath Thawri (rahimahoullâh), de Ibrâhim an nakhaï (rahimahoullâh), de Abou Hanîfa (rahimahoullâh), de Mouhammad Ach Chaybâni (radhia Allâhou anhoum) et d’une partie des oulémas hambalites; il semble bien que la plupart des savants hanafites passés 1 ainsi que certains contemporains 2 soutiennent aussi cette opinion)ont autorisé au musulman de faire des transactions (sous certaines conditions) contenant du ribâ avec un non musulman au sein du dâr oul harb (pays qui est en état de belligérance avec les musulmans), et ce, suivant ce qui est apparemment énoncé dans un hadith moursal 3 cité par l’Imâm Mouhammad Ach Chyabâni r.a. dans un de ses ouvrages (« as siyar oul kabîr »): Pour Cheikh Qaradâwi et ceux qui partagent sa position, cette opinion –même si elle est minoritaire- peut être adoptée dans le cas présent pour renforcer l’argumentaire précédent. (Pour plus de détails concernant cet avis et son argumentaire, voir « Fatâwa Mouâsirah » – Volume 3 / Pages 625 à 630)
Voici donc un bref exposé concernant la divergence qui oppose les savants contemporains sur cette question sensible… Personnellement, j’avoue ne pas être convaincu par le double argumentaire développé par le second groupe de savants, et ce, pour les raisons suivantes:
1- Les avertissements énoncés au sujet du ribâ sont d’une gravité et d’une sévérité extrêmes, et ils ne font aucune distinction entre les transactions ayant lieu entre musulmans ou avec des non musulmans…
Pour ce qui est du Hadith évoqué, dont l’énoncé se présente ainsi: « lâ ribâ baynal mouslim wal harbiy fî dâr il harb » (Point de ribâ entre le musulman et le non musulman harbiy dans le dâr oul harb), il ne semble pas être de nature à pouvoir constituer un argument solide face à toutes les autres références authentiques et explicites existants sur le sujet:
a) Il s’agit d’une Tradition moursal, où il manque un maillon dans la chaîne de transmission; par ailleurs, les savants ne s’accordent pas sur la validité de ce Hadith: Ainsi, d’un côté, certaines critiques ont été émises concernant son authenticité –comme en témoignent les écrits de az zaïlaï (rahimahoullâh) (qui est un expert hanafite dans la science des Hadiths) dans son « nasb oul râyah » – Volume 4 / Page 44, même si, d’un autre côté As Sarakhsi (rahimahoullâh) (autre grand savant hanafite) l’authentifie dans « al mabsoût ».
b) Il est vrai que l’opinion qui fait autorité chez la plupart des hanafites est en conformité avec l’énoncé apparent de ce Hadith (comme indiqué précédemment): Néanmoins, l’avis de l’Imâm Abou Youssouf (rahimahoullâh) était opposé à cette opinion majoritaire; et nombreux sont les savants hanafites contemporains qui accordent leur préférence sur cette question à ce second avis, qui présente bien évidemment plus de précaution (voir notamment les écrits de Moufti Taqui Outhmâni à ce sujet, ainsi que l’excellente synthèse de Cheikh Mahmoûd At Touhmâz dans son « Al Fiqh oul hanafiy fî thawbihil djadîd » – Volume 4 / Pages 243 à 247)
c) Il est possible d’interpréter cette Tradition de sorte à ce qu’elle ne soit pas en contradiction avec toutes les autres références authentiques interdisant catégoriquement le ribâ: Ainsi, l’expression « lâ ribâ » ne désignerait pas une permission d’avoir recours à n’importe quel type de transactions (dont celles contenant de l’intérêt) avec un non musulman harbiy, mais plutôt une interdiction de faire avec lui une quelconque transaction contenant de l’intérêt. C’est de cette façon que l’Imâm An Nawawi (rahimahoullâh) interprète ce Hadith (s’il est authentique) dans « Al Madjmou' ».
Et même dans l’éventualité où on admet que ce Hadith est un argument valide et fiable, il est à souligner que des savants contemporains (comme Cheikh Khâlid Sayfoullâh) ont très justement souligné que les pays occidentaux ne peuvent être actuellement qualifiés de dâr oul harb, eu égard notamment de la liberté de culte(concernant, surtout, la pratique des cinq piliers de l’Islam) qui est offerte aux citoyens musulmans qui y résident (une liberté bien plus grande que celle « offerte » par certains pays dits musulmans…): Et si on admet que ces pays ne sont pas des dâr oul harb, dans ce cas le Hadith ne concerne même pas les musulmans qui y résident…
2- Les différents arguments avancés pour essayer de donner à l’achat d’un logement le statut de besoin réel ne me semblent pas être non plus suffisamment solides pour pouvoir être opposés aux références interdisant catégoriquement le ribâ, d’autant plus que:
– en France, les droits du locataire sont relativement bien protégés par la législation en vigueur (le risque de se faire expulser est donc assez mince…)
– pour ce qui est de la possibilité d’une baisse conséquente de revenus, celle-ci peut également se produire avant la fin du remboursement de l’emprunt à intérêts: Comment réagir face à ce risque là ?
– pour ce qui est de l’élévation du niveau de vie des musulmans, une bien meilleure solution serait que la communauté entière s’engage dans une réflexion commune et sérieuse concernant les moyens à mettre en place pour développer localement un microsystème économique basé sur les modes de financements licites qui existent en Islam (mourâbahah, moudhârabah, idjârah thoummal bay’, bay bit taqsît…): De telles démarches ont été entamées il y a plusieurs années aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et aujourd’hui, alhamdoulillâh, il existe dans ces pays des moyens de financements tout à fait licites (et régulièrement contrôlés par des savants musulmans experts comme Moufti Taqui Outhmâni) permettant aux musulmans d’accéder à la propriété avec des paiements échelonnés sur 15 ou 25 ans.
Wa Allâhou A’lam !
1- Voir les écrits de as sarakhsî r.a. dans « al mabsoût » et ceux de ibn âbidîn r.a. dans « radd oul mouhtâr ».
2- Comme Moufti Nidhâmouddin de Déoband.
3- Est ainsi appelée la Tradition où il manque un maillon au début de la chaîne de transmission et où le Tâbéï r.a. cite directement les propos du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) sans indiquer d’où il les tient.
- Par Mouhammad Patel
- Le 22 juillet 2004