Prier le Tarâwîh à l’heure de Maghrib serait-il autorisé par des hanafites ?

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Question : Une personne m’a récemment dit que, selon l’opinion de certains savants hanafites, il serait possible d’accomplir la prière de Tarâwîh (salât accomplie la nuit, au cours du mois de Ramadhân) avant l’heure de ‘Ichâ, à l’heure de Maghrib donc. Est-ce vrai ?

Réponse (modifiée et complétée) : Avant même de répondre à votre question, il convient de rappeler que, selon les oulémas hanafites (comme bon nombre d’autres oulémas) l’heure de ‘Ichâ débute dès que l’heure de Maghrib se termine et s’étend jusqu’à l’aube : durant tout ce laps de temps, la salât de ‘Ichâ qui est faite est considérée comme ayant été accomplie à son heure prescrite (« adâ »). Pour ce qui est de la salât de Tarâwîh, selon l’avis qui fait autorité chez les hanafites, le moment pour l’accomplir ne débute pas avec l’heure de ‘Ichâ mais seulement une fois que la prière obligatoire de ‘Ichâ a été effectivement accomplie. [1]

Quelques savants hanafites ont eu un avis différent : selon eux, la salât de Tarâwîh étant une prière de la nuit, l’heure de son accomplissement débute avec l’heure de ‘Ichâ, et ce, indifféremment de l’accomplissement effectif de la prière de ‘Ichâ. Suivant cet avis, si une personne prie le Tarâwih une fois que l’heure de ‘Ichâ a débuté mais avant d’avoir effectivement prié la salât de ‘Ichâ, sa prière de Tarâwih est valablement accomplie. Cet avis n’a cependant pas été validé par des experts du fiqh hanafite et elle ne fait donc pas autorité.[2]

Le fruit de cette divergence d’avis apparaît notamment dans le cas de figure suivant :

Une personne a prié la salât obligatoire de ‘Ichâ en pensant qu’elle était pure rituellement. Puis, pour une raison ou une autre, elle a renouvelé ses ablutions et a accompli la salât de Tarâwîh. Après avoir complété celle-ci, elle se rend compte qu’elle a, en réalité, prié la salât obligatoire de ‘Ichâ sans les ablutions…

Dans ce cas :

  • selon l’avis qui fait autorité chez les hanafites, une telle personne devra répéter aussi bien sa salât de ‘Ichâ que sa salât de Tarâwîh, étant donné que celle-ci ne peut être valablement accomplie qu’après l’accomplissement effectif de la prière obligatoire de ‘Ichâ.

 

  • selon le second avis exposé plus haut, cette personne devra juste répéter sa salât obligatoire de ‘Ichâ et n’aura pas à répéter la prière de Tarâwîh, étant donné que cette dernière a été accomplie à son heure, c’est après le début de l’heure de ‘Ichâ. [3]

C’est visiblement à ce second avis que votre interlocuteur faisait allusion. Cependant, je ne suis pas sûr que la compréhension qu’il en a eue soit la bonne [4] ; quand on revient vers les références hanafites, voici la formulation qui est faite de cet avis :

الْأَوَّلُ مَا اخْتَارَهُ إسْمَاعِيلُ الزَّاهِدِيُّ وَجَمَاعَةٌ مِنْ بُخَارَى أَنَّ اللَّيْلَ كُلَّهُ وَقْتٌ لَهَا قَبْلَ الْعِشَاءِ وَبَعْدَهُ وَقَبْلَ الْوِتْرِ وَبَعْدَهُ لِأَنَّهَا قِيَامُ اللَّيْلِ

« Le premier (des trois avis concernant l’heure de la salât de Tarâwîh) est celui qui a été choisi par Ismâïl az Zâhid et un groupe (de savants hanafites) de Boukhâra, à savoir que la totalité de la nuit constitue son heure, (que ce soit) avant et après l’Ichâ, avant et après le Witr, étant donné qu’elle est une prière de la nuit. » [5]

A première vue, le passage souligné semble indiquer ce qu’a évoqué votre interlocuteur, à savoir qu’il est possible de prier la salât de Tarâwîh avant même le début de l’heure de ‘Icha, c’est-à-dire à l’heure de Maghrib.

Cette hypothèse est d’ailleurs évoquée par Ibn Âbidîn (rahimahoullâh), qui compte parmi les illustres savants hanafites. Il écrit en effet au sujet de l’avis d’az Zâhidi (rahimahoullâh) :

وظاهره أنه يدخل وقتها من غروب الشمس

« Et ce qui ressort (adh dhâhir) [de l’avis d’az Zâhidi (rahimahoullâh))] est que son heure (c’est-à-dire celui du Tarâwîh) débute depuis le coucher du soleil. » [6]

Notons cependant que Ibn Âbidîn (rahimahoullâh) parle du « dhâhir » de l’avis en question… ce qui peut être analysé comme étant, de sa part, une simple hypothèse d’interprétation de ce propos et non comme une affirmation catégorique que ce soit réellement son sens.

Mais cette hypothèse est, à mon humble avis, discutable. En effet :

  • dans l’énoncé arabe, le terme « heure » n’est pas présent. Il y est seulement fait mention de « avant et après l’Ichâ » ;
  • si on considère qu’il est question dans cet énoncé de l’heure de la salât de ‘Ichâ, le passage signifierait qu’il est également possible de prier le Tarâwîh après la fin de l’heure de ‘Icha… c’est-à-dire à l’heure de la prière de Soubh ! Et une telle possibilité n’a jamais été admise par quiconque [7];
  • dans les référence de fiqh hanafite, les expressions «qabl al ‘Ichâ » (« avant l’Ichâ ») et « ba’d al ‘Ichâ » (« après l’Ichâ ») désignent de façon générale le moment qui précède et qui suit l’accomplissement de la prière obligatoire de ‘Ichâ, et non pas l’heure de la salât de ‘Ichâ [8] ;

Pour répondre à votre question donc, je n’ai connaissance d’aucun avis de savant hanafite qui exprimerait de façon formelle, explicite et indiscutable la permission de prier le Tarâwîh à l’heure du Maghrib, avant le début de l’heure de ‘Ichâ.

Par contre, ce qui a été clairement admis par certains hanafites, comme développé précédemment, c’est la possibilité de faire la salât de Tarâwîh avant l’accomplissement effectif de la prière obligatoire de ‘Ichâ, mais cela, à condition que l’heure de ‘Ichâ ait déjà débuté.

Wa Allâhou A’lam !


Notes :

[1] « Radd al Mouhtâr » – v. 1,p. 473 , “Badâï as Sanâ’ï” – v. 1, p. 623

[2] « Tabyîn an Haqâïq » – v.1, p. 178, “Al Bahr al Râïq” – v.2, p. 119

[3] « Al Bahr al Râïq » – v.2, p. 119

[4] On retrouve mentionnée dans l’encyclopédie du fiqh (« Al Mawsoûat al Fiqhiya ») la même hypothèse dans l’exposé de cet avis hanafite sur la question. Voir v.27, p. 145-146

[5] « Al Bahr al Râïq » – v.2, p. 119

[6] Lors de la rédaction initiale de l’article, je n’avais pas connaissance de ce propos de Ibn Âbidîn (rahimahoullâh). Ayant été informé par la suite de celui-ci, je l’ai intégré dans l’article.

[7] On pourrait objecter à cela que l’heure de la prière de Soubh ne fait pas partie de la nuit, contrairement à l’heure de la salât de Maghrib. Et le Tarâwîh étant une prière de la nuit, elle pourrait se faire à l’heure de Maghrib mais non à l’heure du Soubh.

 Cette hypothèse me semble cependant difficilement envisageable étant donné qu’elle implique de donner aux deux parties d’un même propos une signification différente. Ainsi, selon cette hypothèse, le propos de Az Zâhidi (rahimahoullâh) devrait être compris ainsi : « (…) la totalité de la nuit constitue son heure (c’est-à-dire l’heure du Tarâwîh), (que ce soit) avant (l’heure de l’) Ichâ et après (son accomplissement) (qabla (waqt) al ichâ wa ba’da (adâïh). » On sous-entend ainsi deux choses complètement différentes à partir d’une seule et unique formulation…

[8] Voir par exemple « Madjma’ al Anhour » – v. 1, p. 202

[9] Notons que, dans le passé, l’avis qu’il était possible de prier le Tarâwîh à l’heure de Maghrib avait été faussement attribué à l’Imâm ach Châfi’î (rahimahoullâh). Cette attribution mensongère fit l’objet d’une réfutation énergique de la part d’Ibn Taymiyah (rahimahoullâh), qui écrivit alors sur le sujet que « celui qui prie le Tarâwîh avant l’Ichâ a suivi la voie des innovateurs et opposants à la Sounnah. » – cf. « Madjmoû’ al Fatâwa »- v. 23, p. 119-121