Des notions essentielles concernant l’argumentation des oulémas

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Question: Il y a souvent des critiques qui sont émises à l’encontre des illustres « Moudjtahidînes » (savants ayant les aptitudes requises pour extraire des prescriptions juridiques des références premières) musulmans, tels que Abou Hanîfah r.a., Mâlik r.a., Ach Châfi’î r.a., Ahmad Ibnou Hambal r.a., entre autres, sur le fait qu’ils utiliseraient dans leur argumentation des Hadiths de faible authenticité (« dhaïf »)… Qu’en est-il réellement ?

Éléments de réponse: Sur ce genre de questions, il faut absolument éviter toute simplification et tout jugement à la hâte… Les choses sont souvent bien plus subtiles et complexes qu’on ne le pense, comme on va le voir au travers des quelques notions essentielles qui vont être rappelées ci-dessous:

  • D’abord, il faut savoir que les critères d’authentification et d’acceptation des Ahâdîth ne sont tous pas les mêmes pour l’ensemble des grands savants. Il n’est pas rare de trouver des divergences entre experts au sujet, par exemple, de la fiabilité ou non d’un narrateur ou de la prise en compte ou non d’une condition pour valider un rapport…  et ce n’est pas parce qu’un « Moudjtahid » ne partage l’avis d’un autre sur l’authentification d’un Hadith qu’il a forcément tort et que son avis doit être rejeté. (Voir à ce sujet « I’lâ ous Sounan » – Volume 18 / Pages 8879 et suivantes)
  • Très souvent, il arrive que l’on critique l’argument présenté par un « Moudjtahid » en disant que le Hadith qu’il utilise est faible et surtout non répertorié dans les célèbres ouvrages de Traditions Prophétiques, tels que l’Authentique de Boukhâri ou l’Authentique de Mouslim : et, pour certains, cette réalité suffit pour discréditer et justifier le rejet de l’avis du savant concerné…. Malheureusement, dans leur logique simplificatrice, ces personnes « oublient » un point très important: il arrive que le « Moudjtahid » en question ait vécu avant les auteurs des recueils de Traditions authentiques les plus connus et que les intermédiaires qui le séparaient du Prophète Mouhammad (sallâllâhou alayhi wa sallam) étaient peu nombreux; ainsi, le risque que ne soit présent dans la chaîne de transmission des Ahâdîth un (ou des) narrateur(s) dont la fiabilité posait problème était bien évidemment moindre pour les Traditions auxquelles le « Moudjtahid » avait accès, par rapport à celles qui parvenaient aux savants ayant vécu après lui.

    Par ailleurs, Moufti Taqui Outhmâni évoque la possibilité qu’un Hadith soit parvenu jusqu’au « Moudjtahid » qui l’a utilisé dans son argumentation avec une chaîne de transmission fiable : l’avis juridique que celui-ci a prononcé alors était donc tout à fait fondé.
    Par la suite cependant, la chaîne de transmission du même Hadith s’est allongée et a vu l’intégration de narrateurs présentant des faiblesses; le Hadith en question a donc logiquement été qualifié de dhaïf par des savants ayant vécu plus tard. Il est évident que dans un tel cas de figure, la critique énoncée par rapport à l’authenticité du Hadith ne peut s’appliquer à l’usage qu’en a fait le « Moudjtahid » dans son argumentation, car, quand il s’y est référé, la Tradition était tout à fait fiable. (Voir à ce sujet Dars Tirmidhi » – Volume 1 / Page 83)

  • Lorsqu’un Hadith est qualifié de « dhaïf, mais qu’il est confirmé par la pratique des Compagnons (radhia Allâhou anhoum) ou des Tâbi’îne r.a., malgré sa faiblesse, il peut être utilisé dans une argumentaire juridique. Par exemple, le Hadith qui dit « Talâq oul amati tatlîqatân wa qar’ouhâ haydhatân » (Le (nombre de) divorce (qu’il est possible de prononcer avant une séparation définitive) pour une esclave (ces propos ont été énoncés à une époque où l’esclavage était une pratique courante dans le monde) est deux fois; et sa période d’attente (après un divorce) est de deux menstrues) est unanimement reconnu comme étant « dhaïf ». Pourtant, son contenu est confirmé par la pratique des musulmans de la première générations: les juristes musulmans l’ont donc validé et utilisé pour leur argumentation… (Voir à ce sujet « I’lâ ous Sounan » – Volume 18 / Pages 8886 et suivantes et « Dars Tirmidhi » –  Volume 1 / Page 83)

  • Lorsqu’il y a une contradiction apparente entre plusieurs Ahâdîth qui sont valides et qui peuvent être acceptés dans une argumentation, la méthode adoptée par les savants n’est pas unique : s’il est vrai que certains experts accordent priorité au Hadith dont la chaîne de transmission est la plus fiable, d’autres « Moudjtahidînes » préfèrent accorder leur préférence au Hadith qui semble respecter le mieux les orientations générales de la législation islamiques, ou le sens global des prescriptions coraniques. Dans son célèbre « Raf’oul Malâm ‘an âimmatil ‘alâm », Ibnou Taymiyah (rahimahoullâh) indique clairement que les divergences existant entre les Imâms Moudjtahidîn est dû notamment à leurs différences de méthodologie dans la validation des Ahâdîth; et il souligne aussi que ces illustres savants n’ont, en aucun cas, délibérément exprimé un avis pour s’opposer à ce qui a été enseigné par le Messager d’Allah (sallallâhou ‘alayhi wa sallam). (Voir à ce sujet « I’lâ ous Sounan » – Volume 18 / Pages 8879 et suivantes)
  • Des savants ont clairement indiqué que lorsque des spécialistes et experts qualifient un Hadith comme étant « Sahîh » (authentique), cela ne signifie pas qu’il est, de façon certaine, réellement authentique. Cela signifie plutôt que la Tradition concernée répond aux critères et conditions d’authenticité qui ont été déterminés par les savants spécialistes, ce qui fait, qu’elle est validée et considérée comme étant authentique. Il y a donc toujours une éventualité, même très minime, qu’il y ait eu une erreur de jugement et d’appréciation par rapport à la fiabilité de ce Hadith : ainsi, un rapporteur, aussi fiable soit-il, n’est jamais à l’abri d’une faute ou d’un oubli… Néanmoins, on ne prendra pas en considération cette minime éventualité tant qu’elle n’est pas confirmée par des éléments clairs et de très bonnes preuves. En d’autres mots, il reste nécessaire de suivre un Hadith qualifié d’authentique jusqu’au moment où il y a des éléments probants qui indiquent qu’il y a eu, dans sa narration, une petite erreur de la part d’une des personnes qui l’ont transmis, auquel cas, il est permis de le délaisser. C’est ce qui se passe par exemple quand le Hadith en question est contredit par un autre plus authentique ou qu’il se trouve en opposition avec un verset clair du Qour’aane.

    La même chose est vraie pour les Hadith qualifiés de « ghayr sahîh » (non authentique, faible). Quand un spécialiste énonce un tel jugement au sujet d’une Tradition, cela ne signifie pas que celle-ci soit réellement et de façon certaine un mensonge. Il faut plutôt comprendre par là que ce Hadith ne répond pas aux critères et conditions fixés pour qu’il soit qualifié d’authentique, et c’est la raison pour laquelle il ne peut utilisé comme fondement dans une argumentation. Mais là encore, il y a toujours l’éventualité qu’un narrateur dont la fiabilité a été critiquée n’ait pas menti ou ne se soit pas trompé et ait donc rapporté un propos du Prophète Mouhammad (sallallâhou ‘alayhi wa sallam) en toute honnêteté et de façon parfaite. Cependant, à l’instar de ce qui a été dit plus haut, on ne peut prendre en considération cette simple éventualité, tant qu’elle n’est pas confirmée par des preuves probantes. Ce qui se passe parfois, c’est qu’un « Moudjtahid » a en sa possession ces preuves, même si elles ne sont pas connues des autres savants : c’est ce qui le pousse donc à délaisser un Hadith qualifié d’authentique ou à adopter un Hadith qualifié de « faible ». Dans un tel cas de figure, on ne pourra accuser ce « Moudjtahid » de ne pas pratiquer ou, pire, de contredire et de s’opposer à un « Hadith Sahîh ». (Voir à ce sujet « I’lâ ous Sounan » – Volume 18 / Pages 8884 et suivantes)

Wa Allâhou A’lam !

Et Dieu est Plus Savant !