Le principe du « saddoudh dharâï »…

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Quand on consulte nos références premières et les ouvrages de jurisprudence islamique, on constate que, souvent, des actions ou des attitudes sont condamnées, non pas parce qu’elle sont forcément répréhensibles en soi, mais plutôt parce qu’elles conduisent à la réalisation d’un interdit. Les juristes musulmans désignent le principe animant cette approche préventive par l’expression de « sadd oudh dharâï » (qui pourrait être traduit par « faire obstruction aux prétextes (conduisant à l’illicite)« ).

Les arguments du Qour’aane et de la Sounnah témoignant de la force probante de ce principe sont très nombreux. Ibn Qayyim r.a. en a cité près d’une centaine dans deux de ses ouvrages (« I’lâm oul mouwaqqi’în » – Volume 3 / Pages 122 à 143, et « Ighâthat oul lahfân » – Volume 1 / Pages 361 à 369) – parmi lesquels il en a repris pas mal de son Cheikh et illustre professeur, Ibn Taymiyah r.a. : Voir « Al Fatâwa Al Koubrâ » – « Kitâb iqâmatoud dalîl ‘alâ ibtâlil hiyal »).

Voici, à titre d’exemple, quelques uns des éléments qui ont été énumérés, et dont le caractère illicite s’explique essentiellement par le fait qu’ils constituent des moyens conduisant vers un interdit:

  • Dans le Qour’aane, Allah a interdit aux musulmans d’interpeller le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) en faisant usage de l’expression arabe « râ’inâ » (« accorde nous ton attention », « favorise nous »). Il leur a ordonné d’utiliser plutôt la formule « oundhournâ »: Pourtant, le sens des deux expressions est pratiquement le même… Cette interdiction visait à éloigner les musulmans des propos et de l’attitude des juifs, qui eux, employaient le terme « râ’inâ » pour insulter le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam), en le prononçant de sorte à lui donner un mauvais sens. (« Ô vous qui croyez ! Ne dites pas : « Raina », mais dites : « Oundhournâ » (regarde-nous); et écoutez ! Un châtiment douloureux sera pour les infidèles. » – Verset 104 / Sourate 2)
  • Dans le Qour’aane toujours, Allah interdit aux musulmans d’insulter les fausses divinités adorées par les polythéistes, et ce, afin d’éviter qu’à leur tour, ces derniers ne se mettent à proférer des injures à l’encontre d’Allah. (« N’injuriez pas ceux qu’ils invoquent, en dehors d’Allah, car par agressivité, ils injurieraient Allah, dans leur ignorance. » – Sourate 6 / Verset 108)
  • Durant toute la période mecquoise, Allah a interdit aux musulmans de répondre par la force aux violences physiques et aux persécutions dont ils étaient victimes. Il leur a ordonné de faire plutôt preuve de patience et de pardon, afin d’éviter que la situation ne s’empire et que les païens ne s’en prennent à eux encore plus, étant donné que l’intérêt lié à la protection par les musulmans de leur personne, de leurs proches et de leur foi était de loin plus importante que celui d’une vengeance éventuelle ou d’une opposition physique ferme.
  • Toujours durant la période mecquoise, Allah avait empêché au Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) de réciter le Qour’aane à haute voix (de telle sorte que les païens qui lui étaient hostiles pourraient l’entendre), afin d’éviter qu’ils ne prononcent des propos injurieux à l’encontre du Qour’aane, de Celui qui l’a révélé, de l’ange qui l’a transmis ou de son dépositaire (sallallâhou alayhi wa sallam).
  • Allah a interdit aux musulmans de conclure des transactions commerciales lorsque l’appel de la prière du vendredi est lancé, afin d’éviter que celles-ci ne constituent un obstacle empêchant la présence à cette prière. (« Ô vous qui avez cru ! Quand on appelle à la Salat du jour du Vendredi, accourez à l’invocation d’Allah et laissez tout négoce. Cela est bien meilleur pour vous, si vous saviez ! » – Sourate 62 / Verset 9)
  • Abdoullâh Ibn Amr (radhia Allâhou anhou) rapporte que le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) a dit: « Parmi les plus grand péchés, il y a le fait qu’une personne insulte (ou « maudisse »,selon une autre version) ses parents. » Les compagnons (radhia Allâhou anhoum) dirent: « Ô Messager d’Allah ! Un homme peut-il insulter (ou « maudire ») ses parents ? » Il répondit: « Oui. Il insulte le père de quelqu’un d’autre, et ce dernier (en retour) insulte son père. Et il insulte la mère d’autrui, qui, en retour, insulte sa mère. » (Boukhâri, Mouslim) Ici, le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) a qualifié de péché très grave et d’insulte de ses propres parents l’attitude qui a pour conséquence, indirectement, de conduire à cela, même si l’intention d’origine n’était pas d’en arriver là.
  • Allah a strictement interdit la consommation du vin en raison du nombre de méfaits que cela entraîne. Mais ce n’est pas seulement la consommation en quantité qui a été prohibée: La prise d’une seule goutte l’a également été, même si elle ne rend pas ivre, et ce, en raison du risque que cette simple goutte puisse conduire à une consommation plus importante.
  • Le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) a ordonné à celui qui est pris par le sommeil (alors qu’il prie la nuit) de délaisser sa Salâh pour aller se coucher (Boukhâri, Mouslim,…), afin d’éviter qu’il ne se mette à prononcer des insultes et autres propos non appropriés (dans sa somnolence), au lieu de réciter le Qour’aane ou de faire des invocations.
  • Le Messager d’Allah (sallallâhou alayhi wa sallam) a interdit que l’on emporte avec soi le « Moushaf » (copie écrite du Qour’aane) lorsqu’on voyage en terre ennemie, pour éviter que celui-ci ne tombe entre des mains hostiles.
  • Afin de mettre le musulman et la musulmane à l’abri du « Zinâ » (fornication), des limites ont été imposées au niveau du regard (ces limites diffèrent selon qu’il s’agisse du regard vers des personnes étrangères (« non mahram ») de sexe opposé, vers des personnes du même sexe, vers des proches et des parents…), de la tenue vestimentaire (voir notamment le verset 31 de la Sourate 24), de la façon de parler (voir notamment le verset 32 de la Sourate 33), etc…
  • Toujours dans le même ordre d’idée: Le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) a interdit la situation d’isolement entre un homme et une femme qui lui est étrangère (« non mahram »), même dans le cadre d’une action louable (comme par exemple l’enseignement de la récitation du Qour’aane…), pour éloigner le risque de tentations illicites et d’actes prohibées.
  • Le talion pour punir celui qui est reconnu coupable d’un meurtre avec préméditation (s’il n’est pas pardonné par les proches de la victime) a été prescrit (notamment) par mesure de dissuasion, pour protéger ainsi la vie humaine et éviter que l’on y porte atteinte. Allah dit dans le Qour’aane: « C’est dans le talion que vous aurez la préservation de la vie, ô vous doués d’intelligence, ainsi atteindrez-vous la piété.  » (Sourate 2 / Verset 179)
  • Le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) a interdit que l’on accomplisse la prière en se dirigeant vers une tombe: Il s’agit par là d’éviter que celle-ci ne devienne progressivement un objet de culte et d’adoration.

Il est à noter cependant que, si les savants s’accordent pratiquement tous pour prendre en considération le principe même de la condamnation de ce qui conduit au mal et au répréhensible, il y a cependant des divergences entre eux pour ce qui est de la détermination de la force probante du « sadd oudh dharaï », et sa prise en compte dans certaines situations spécifiques:

En effet, si l’Imâm Mâlik r.a. et l’Imâm Ahmad r.a. reconnaissent à ce principe le statut de source de législation à part entière, on considère que l’Imâm Châféi r.a. et l’Imâm Abou Hanîfah r.a., tout en admettant dans pas mal de règles dérivées (fourou’ât) sa validité, ne le comptent pas pour autant parmi les sources fondamentales(ousoûl) de la législation musulmane.

Dans les lignes suivantes, je vous propose de passer en revue les différents cas de figure qui ont été évoquées dans les références juridiques les plus connues traitant de la question, et ce, afin de cerner précisément le cadre de la divergence sus-citée.

1) Si un acte est de nature telle qu’elle conduit de façon certaine et inévitable à la réalisation d’un mal, les savants s’accordent pour considérer qu’il est lui même prohibé. Exemples:

– Creuser un fossé derrière la porte d’entrée d’une maison, dans l’obscurité.– Verser du poison dans une nourriture qui va être consommée.

2) Si un acte licite conduit la plupart du temps (ghâliban) à la réalisation d’un mal, il est également prohibé, et ce, même si l’intention qui le motive n’est pas malsaine. Exemples:

– Insulter les fausses divinités des polythéistes dans une de leurs assemblées (étant donné qu’en général, en retour, ces derniers insulteront Allah).– Vendre des armes à un état qui est hostile aux musulmans.

– Vendre du raisin à celui dont on est sûr qu’il va l’utiliser pour faire du vin.

3) Si un acte est, de nature, licite; néanmoins, il contribue souvent (kathîran, lâ ghaliban) à la réalisation d’un mal ou d’un interdit, les avis des savants divergent quant à son statut (dans le cas, évidemment, où l’acte en question n’est pas déjà explicitement interdit ou condamné dans le Qour’aane ou la Sounnah):

  • Selon les mâlékites et les hambalites, ce genre d’actes est interdit.
  • Selon les châféites (selon certains savants, l’avis des hanafites irait également dans ce sens …), il n’est pas interdit, tant qu’il n’est pas établi que celui qui l’accomplit vise la réalisation de ce qui est illicite.

Cette divergence résulte en fait de l’opposition de deux aspects dans ce cas de figure précis: D’un côté, l’acte n’a pas été explicitement interdit par les références premières; il est donc concerné par le principe de la permission originelle (al ibâhah al asliyah). D’un autre côté, il conduit souvent à un mal…

  • Les châféites (et les hanafites) ont donc pris en considération le premier aspect, étant donné qu’en l’absence de certitude ou de quasi-certitude de la concrétisation du mal (contrairement aux cas n°1 et n°2 – ce qui, notons le à nouveau, exclut d’office les cas où il existe des textes (nousoûs) de condamnation clairs et explicites), un jugement d’interdiction ne peut être énoncé sur la seule base d’une possibilité(importante, il est vrai) d’occasionner le mal.
  • Les mâlékites et les hambalites ont, pour leur part, pris en considération le second aspect: Le fait que l’acte conduise souvent à un mal suffit pour le faire sortir du cadre de la permission originelle, comme en témoignent bon nombre d’interdictions qui ont été énoncées dans le Qour’aane et la Sounnah.

– L’exemple le plus connu de ce cas de figure faisant l’objet de divergences entre les savants est celui des « bay oul ‘înah », qui consiste par exemple à ce que Zayd vende à Bakr une marchandise pour la somme de 2000 €, payable à crédit sur une année; immédiatement après, ce dernier lui revend ladite marchandise (affirmant regretter la transaction qu’il a faite) au prix de 1500 € payables comptant… Ce genre de transaction sert souvent de prétexte pour dissimuler un prêt à intérêt: En effet, dans le cas de figure évoqué, Bakr reçoit une somme de 1500 € de Zayd, et il a également une dette de 2000 € payable sur une année envers lui… C’est exactement comme s’il a bénéficié d’un prêt de 1500 €, qu’il va rembourser sur une année avec des intérêts (2000 €). Ce genre de ventes est considéré comme étant invalide par les mâlékites et les hambalites (ainsi que par les hanafites, mais en raison d’un principe autre que celui du « sadd oudh dharaï »…). Les châféites pour leur part valident cette transaction (tant que l’intention de réaliser un prêt à intérêt par ce moyen n’apparaît pas ou n’est pas exprimée…).

4) Si un acte licite est accompli afin de parvenir à un but illicite, les savants s’accordent pour le condamner. Exemple:

– Contracter un « Nikâh » (mariage religieux) avec une femme qui a reçu un triple divorce irrévocable dans l’intention de rendre celle-ci licite à nouveau pour son premier époux. (« S’il divorce avec elle (la troisième fois) alors elle ne lui sera plus licite tant qu’elle n’aura pas épousé un autre. Et si ce (dernier) la répudie alors les deux ne commettent aucun péché en reprenant la vie commune, pourvu qu’ils pensent pouvoir tous deux se conformer aux ordres d’Allah. Voilà les ordres d’Allah, qu’Il expose aux gens qui comprennent » – Sourate 2 / Verset 230)

5) Si un acte, de nature, vise à parvenir à un objectif licite, mais peut contribuer rarement à la réalisation d’un mal (ses avantages dominant cependant les inconvénients qu’il peut entraîner), il reste tout à fait licite. Exemples:

– Regarder une femme que l’on désire demander en mariage.– Cultiver la vigne dans un « cadre » où la production du vin n’est pas courante (en sachant qu’il y a quand même un risque que, par la suite, les raisins obtenus soient utilisés par quelqu’un pour faire du vin).

Wa Allâhou A’lam !

Et Dieu est Plus Savant !


Références: Ousoûl oul fiqh il islâmiy – Volume 2 / Pages 873 à 911; Irchâd oul Fohoûl; I’lâm oul mouwaqqi’îne – Volume 3 / Pages 122 à 143; Ighâthat oul lahfân – Volume 1 / Pages 361 à 369; Al Fatâwa Al Koubrâ« Kitâb iqâmatoud dalîl ‘alâ ibtâlil hiyal »; Al Mouwâfaqât – Volume 4 / Pages 198 et suivantes;Mawsoûat oul fiqh il islâmiy; Halâl wa harâm, Pages 40 à 43; Anwâr oul Bouroûq fî anwâïr fouroûq« al farq oul râbi’ wat tis’oûn wal miah »