Question : Je voudrai savoir quel est le statut exact du jeûne du 15ème jour du mois de Cha’bân seulement… Est-ce un acte sounnah… ou est-ce plutôt un moustahab ? Je tiens à préciser que j’adhère au fiqh hanafite.
Réponse : Avant même d’apporter des éléments de réponse précis à votre question, il est très important de rappeler deux choses :
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Les termes sounnah et moustahab (ou mandoûb) désignent des caractère juridiques bien déterminés en Islam. Ainsi :
Selon les oulémas châféïtes, mâlékites et hambalites, les mots sounnah, mandoûb, nafl, moustahab,fadhîlah sont souvent employés comme synonymes pour qualifier l’action dont la pratique n’est pas imposée en Islam, mais qui est simplement demandée par le Législateur (« mâ talabach châri’ou fi’lahoû minal moukallaf talaban ghayra hatmin »). (Réf : « Al fiqh ‘alal madhâhib arba’ah » – Volume 1 / Page 66 et « Al Madkhal » – Volume 1 / Pages 152-153)
Et selon les oulémas hanafites, l‘acte délibéré qui a été pratiqué rarement par le Messager de Dieu (sallallâhou alayhi wa sallam) ou qui a été simplement conseillé par les références musulmanesest qualifié de moustahab, mandoûb, adab, nafl et tatawwou’. Et l’acte qui a été pratiqué régulièrement par le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) et qui constitue à ce titre une attitude positive, que ce soit dans le domaine purement religieux ou dans les habitudes de la vie quotidienne(at tarîqat oul maslôukatou fid dîn aw ‘alâ wadjhil ‘âdah),est qualifié de sounnah. (Réf : « Radd oul Mouhtâr » – Volume 1 / Pages 103 et 477, « Noûr oul Idhâh » – Pages 170 (avec note N°30 dans la marge) et 171 (avec notes N°2, 3 et 4 dans la marge)
En considérant ces définitions, il ressort de façon évidente que ces deux caractères juridiques (sounniyah et istihbâb) ne peuvent être établis qu’à partir d’un énoncé rapporté de façon fiable du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam)
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Les experts musulmans affirment en effet que, pour prendre en considération un Hadith de faible authenticité (dhaïf) -et dont l’attribution au Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) n’est donc pas établie de façon formelle et fiable- il est absolument nécessaire que :
La Tradition ne soit pas mawdhou’ (forgée) ou que sa faiblesse ne soit pas trop importante.
L’énoncé du Hadith en question doit se placer dans un cadre d’action reconnu et légiféré, établi à partir de références valides (verset du Qour’aane, Hadith authentique ou fiable).
Il ne faut pas avoir la conviction du caractère fondé et établi du Hadith dhaïf appliqué, et ce, afin d’éviter d’attribuer au Prophète (sallallâhou alayhi wa sallam) quelque chose qu’il n’aurait pas dite. Il s’agit plutôt d’agir par prudence, c’est à dire suivant l’éventualité qu’il est possible que la Tradition soit valide.
(Réf : Tadrîb oul Râwi » – Volume 1 / Page 298 et 299.Il est à noter que de grands juristes hanafites(comme al hasfaki (rahimahoullâh)) ont également mentionné dans leurs écrits la nécessité de respecter ces trois conditions dans le traitement des Hadiths dhaïfah. (Voir par exemple « Ad dourr oul Moukhtâr » – Volume 1 / Page 87, ainsi que les commentaires de Ibnou Âbidîn (rahimahoullâh) dans son « Radd oul Mouhtâr »; voir aussi « I’lâ ous Sounan » – Volume 18 / Pages 8904 et suivantes))
Pour en venir à présent au fait de jeûner de façon spécifique le 15ème jour du mois de Cha’bân, il y a bien une Tradition rapportée par Ali (radhia Allâhou anhou) qui attribue au Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) les propos suivants :
إذا كان ليلة النصف من شعبان فقوموا ليلها وصوموا نهارها فإن الله ينزل فيها لغروب الشمس إلى سماء الدنيا فيقول ألا مستغفر فأغفر له ألا مسترزق فأرزقه ألا مبتلى فأعافيه ألا سائل فأعطيه ألا كذا ألا كذا حتى يطلع الفجر
أخرجه ابن ماجة والبيهقي في شعب الإيمان عن علي بن أبي طالب
Cependant, la chaîne de transmission de ce Hadith comprend un narrateur, en l’occurrence Abou Bakr Ibn Abî Saburah, qui a fait l’objet de très sévères critiques de la part des spécialistes et experts musulmans. Ainsi :
– Sa crédibilité a été remise en cause par Al Boukhâri (rahimahoullâh) (dha’affahoû), Ali ibnoul Madîniy(rahimahoullâh) et Aboû Bakr Al Bazzâr (rahimahoullâh) (layyin). Les deux premiers savants l’ont même qualifié de mounkar oul hadîth, c’est-à-dire de personne dont les narrations sont réprouvées…
– Les deux fils de l’Imâm Ahmad (rahimahoullâh) –Abdoullâh et Sâlih- rapportent de leur père qu’il a déclaré au sujet de ce narrateur: « Il forgeait des narrations (kâna yadha’oul hadîth) et il mentait(yakdhibou). »
– Ibnou ‘Adiy (rahimahoullâh) l’a lui aussi compté parmi les forgeurs de Hadiths (houwa fî djoumlati man yadha’oul hadîth).
– Ibnou Hibbân (rahimahoullâh) a dit à son sujet : « Il rapportait des Traditions forgées (en les attribuant) à des personnes fiables. Il n’est pas permis d’argumenter à partir de ses propos (kâna miman yarwî al mawdhoû’ât minath thiqât lâ yadjoûz oul ihtidjâdjou bih). » Ailleurs, il ajoute : « Il n’est en aucun cas licite de consigner ses narrations (lâ yahillou kitâbatou hadîthih (…) bihâlin). »
– Al Hâkim (rahimahoullâh) a tenu des propos similaires à ceux d’Ibnou Hibbân (rahimahoullâh) concernant ce narrateur.
– An Nasaï (rahimahoullâh) a dit pour sa part que Abou Bakr Ibn Abî Saburah est un rapporteur à délaisser (matroûk).
– Ibnou Maïn (rahimahoullâh) (rahimahoullâh) affirme en substance que « son rapport ne vaut rien »(layssa hadîthouhou bichaïyin).
– Al Haïthami (rahimahoullâh) le qualifie de : très faible (dhaïf djiddan), matroûk, grand menteur(kadhdhâb) et grand forgeur (wadhd-hâ’).
Des Traditions rapportées par Abou Bakr Ibn Abî Saburah ont ainsi tout à fait logiquement été remises en question par des juristes aussi connus que Ibnou Hazm (rahimahoullâh) le dhâhérite, Ibnou Hadjar (rahimahoullâh) le châféïte, Az Zaïlaï’ (rahimahoullâh) le hanafite, pour ne citer qu’eux…
(Réf : « Mîzân oul I’tidâl » – Volume 7 / Pages 341-342, « Adh Dhou’âfâ wal Matroûkîn lin Nasaï » – Volume 1 / Page 114, « Tahdhîb out Tahdhîb » – Volume 12 / Pages 31-32, « Adh Dhouafâ oul Kabîr » – Volume 2 / Page 271, « Al Kachf oul Hathîth » – Volume 1 / Page 286, « Al Madjroûhîn » – Volume 3 / Page 147, « Al Kâmil fidh dhou’afâ » – Volume 7 / Pages 295 à 297, Tafsîr Ibnou Kathîr – Volume 4 / Page 233, « Al Mouhallâ » – Volume 8 / Page 263, « Madjma’ouz Zawâïd » – Volume 1 / Page 213, Volume 3 / Pages 257 et 277, Volume 4 / Pages 9 et 170, « Nasb oul Râya » – Volume 3 / Pages 287 et 469, « Ad Dirâya » – Volume 1 / Page 110)
En considérant ces appréciations, il est aisé de comprendre que le Hadith de Ali (radhia Allâhou anhou) cité plus haut et exhortant notamment à jeûner de façon spécifique le 15ème jour du mois de Cha’bân n’est pas fiable(certains experts vont même jusqu’à le considérer comme étant mawdhoû (forgé –inventé)).
Parmi les savants qui ont critiqué de façon explicite et précise l’authenticité de cette Tradition, il y a notamment :
– Al Aïniy (rahimahoullâh) (l’illustre savant hanafite) dans son commentaire du Sahîh oul Boukhâri, le « Oumdat oul Qâriy » – Volume 11 / Page 82
– Al ‘Irâquiy (rahimahoullâh) dans son Takhrîdj du célèbre « Ihyâ oul ‘Ouloûm » de l’Imâm Al Ghazâliy (rahimahoullâh) – Volume 1 / Page 164
– Ibnou Radjab al Hambaliy (rahimahoullâh) dans « Latâïf oul Ma’ârif » – Volume 1 / Page 151
– Ibnoul Djawziy (rahimahoullâh) dans « Al ‘Ilal oul Moutanâhiyah » – Volume 2 / Pages 561-562
– Ach Chawkâni (rahimahoullâh) dans « Al Fawâïd oul Madjmoû’ah » – Page 51
L’énoncé de cette Tradition non authentique de Ibnou Mâdja ne pouvant donc pas être attribué directement au Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam), elle ne peut en aucune façon servir de fondement pour établir le caractère sounnah ou moustahab du jeûne spécifique du 15ème jour de Cha’bân. (Voir le point N°1 présenté au début)
Et ce, d’autant plus que, dans le cas de cette Tradition, aucune des trois conditions requises pour la prise en compte d’un Hadith dhaïf (voir point N°2 en introduction) n’est respectée… En effet :
La faiblesse de ce prétendu Hadith est extrêmement importante (elle est carrément considérée comme étant forgée selon certains savants…)
Il n’existe aucun autre Hadith valide qui légifère le fait de jeûner seulement le 15ème jour du mois de Cha’bân. Au contraire, ce qui est établi de façon formelle du Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam), c’est qu’il jeûnait durant presque tout le mois de Cha’bân, et qu’il (sallallâhou alayhi wa sallam) avait aussi l’habitude de jeûner les 13,14 et 15ème jour de chaque mois (ayâm oul bîdh).
Parmi ceux qui ont l’habitude de pratiquer ce jeûne unique du 15ème Cha’bân, la très grande majorité des personnes considère cela comme une action sounnah ou moustahab : En d’autres mots, en accomplissant ce jeûne, ils ont la conviction que le Hadith de Ali (radhia Allâhou anhou) qui exhorte à le faire est fondé et établi…
Pour répondre à votre question donc, de jeûner uniquement le 15ème jour du mois de Cha’bân n’est pasmoustahab (au sens technique de ce terme, tel qu’indiqué au début de la réponse) et encore moins sounnah(enseigné ou pratiqué par le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam)).